La plume

Savin jetait négligemment de petits cailloux dans la Seine. Il attendait son maître devant la taverne du Poing Cassé.

Savin, huit ans, travaillait pour Maître Balladin, collecteur de dettes. Il n’aimait pas beaucoup cet homme hautain et sévère même s’il lui avait appris à lire, écrire et compter après l’avoir récupéré dans un orphelinat crasseux du Faubourg Saint-Marcel. Le maître était taciturne et peu enclin à la tendresse, mais il ne levait jamais la main sur l’enfant, lui donnait régulièrement une belle somme d’argent et n’aurait pas hésité à tuer quiconque toucherait un cheveu de son précieux assistant. Mais Savin ne voyait pas tout cela dans l’homme qui lui parlait sèchement…

Savin était les yeux et les oreilles de Mr Balladin et pouvait pister pendant des jours un mauvais payeur. L’enfant détestait son travail. Son espionnage le conduisait souvent dans les quartiers les plus pauvres de Paris où il fallait sans cesse éviter les détritus et flaques d’excréments. On lui jetait des pierres et personne n’hésitait à lui faire les poches.

Dès qu’il le pouvait, Savin passait devant la boutique de Mr Vaillant, tailleur sur le boulevard Saint-Germain. Il mettait alors ses plus beaux habits (ceux que Mme Balladin avait commandé pour les soirées de réception) pour passer inaperçu et flâner sans attirer l’attention de la maréchaussée. Le jeune garçon rêvait de travailler pour le vieil homme qui taillait les vêtements du Roi ! L’artisan lui donnait toujours un biscuit moelleux et le laissait rentrer dans l’arrière-boutique pour regarder et toucher les tissus. Savin exprimait alors toute sa gratitude à Mr Vaillant, mais uniquement par signes et un sourire rayonnant, car le petit garçon était muet.

Lorsqu’Honoré Balladin sortit de la taverne, la nuit tombait et il s’était mis à pleuvoir. Il prit Savin sur ses épaules, évitant ainsi que l’enfant n’ait les pieds trempés. C’était le premier jour du Printemps et le temps était toujours aussi morose. Mais pour la première fois en six ans, Savin fut agréablement surpris par le geste de son Maître. Il se prit à passer ses bras secs autour de son cou, rassuré par la présence du collecteur malgré le grondement du tonnerre.

Maître Balladin vivait dans une belle demeure dans le quartier de Versailles. Savin y avait une chambre simplement décorée avec beaucoup de livres, mais presque aucun jouet excepté deux petits soldats en étain vieilli et un cheval à bascule. Sous son lit, Savin cachait des chutes de tissus offerts par Mr Vaillant qu’il sortait de temps en temps et examinait avec attention. Léontine, la fille d’Honoré Balladin lui avait un jour donné l’une de ses poupées. Depuis, en secret, il essayait de trouver des tenues pour l’habiller avec élégance.

Savin mangeait toujours tout seul, jamais avec la famille de son Maître ; un repas copieux, frais et toujours préparé avec soin. Léontine, neuf ans, aimait beaucoup le petit garçon et lui rapportait en cachette, chaque soir, une part de dessert.

En cachette, le croyait-elle, car son père connaissait le petit secret de sa fille. Lui aussi aimait beaucoup Savin qu’il trouvait assidu au travail, vif et débrouillard, mais il avait malheureusement besoin de lui pour son sale travail. La famille avait des problèmes d’argent. Proche du Roi, les difficultés commencèrent quand la gronde populaire avait démarré. Honoré montrait à Savin un autre visage, un visage froid et fermé pour éviter que l’enfant ne s’attache trop à lui. Un jour, quand toute la tension serait partie, quand la famille aurait retrouvé sa fortune, Balladin laisserait à l’enfant le choix de choisir un métier convenable. Peut-être même partirait-il. Honoré en était d’avance chagriné, mais il comprendrait.

Cependant, rien ne se passa comme il l’avait prévu…

*

Le 14 juillet 1789, Savin fut violemment réveillé par son maître. Forcé de faire ses bagages, le petit garçon suivit la famille jusqu’à une calèche qui les attendait déjà dans la cour. Le petit garçon entendait la foule hurlée dans les rues et des bruits de canons lui parvenaient au loin. Effrayé, l’enfant ne remarqua même pas la main délicate de Léontine glissée dans la sienne.

Quand ils se retrouvèrent dans les rues de Versailles, des fruits et légumes pourris furent lancés sur la calèche. La traversée des rues se fit au ralenti et Savin retint son souffle pendant plus de deux heures pendant leur voyage vers la Normandie, dans la demeure de campagne de la famille.

Savin se retrouva dans un nouvel environnement sans aucune activité. Maître Balladin recevait des amis dans son salon privé tous les jours et laissait la porte fermée à clef. Seul, sans rien à faire, l’enfant s’ennuyait. Seule Léontine arrivait à le divertir en l’entraînant avec elle dans des aventures merveilleuses au cœur de l’énorme parc entourant la belle maison. Mais Savin n’avait pas vraiment le cœur à jouer. Il pensait à Mr Vaillant. Le tailleur avait-il dû fuir lui aussi ? Avait-il été attaqué par une foule en colère ?

Petit à petit, le petit garçon dépérissait et Honoré Balladin ne lui parlait que très peu, occupé par ses affaires et préoccupé par la situation à Paris.

Un jour, alors que Savin trainait des pieds dans la maison sans savoir quoi faire, il décida d’aller explorer l’immense grenier de la demeure. Prenant garde à ce que Léontine ne le suive pas, il se faufila sur l’escalier en pente menant aux étages. Une bougie à la main, il inspecta la pièce. Tout au fond, l’enfant repéra une malle de marin. Posant délicatement sa bougie au sol, Savin se dirigea vers l’objet qu’il ouvrit avec précaution.

La malle était vide.

À l’exception d’une magnifique plume bleue. Une longue plume bleu azur légère et douce sur la joue de Savin. Elle sentait la mer et les épices. Soudain, un rayon de soleil vint frapper la plume lui donnant des reflets dorés. Le petit garçon l’observa sous tous les angles, un grand sourire se dessinant sur son visage.

*

Dans le boudoir de Mme Balladin, jeunes filles et femmes mariées essayaient en papotant gaiement des chapeaux de toutes les couleurs, garnis de grandioses plumes de toutes les tailles. Assise sur le tabouret du piano à queue, Léontine, quatorze ans, se laissait coiffer par Savin. Le jeune garçon plaçait avec délicatesse de toutes petites plumes multicolores dans les cheveux de sa compagne de jeu. La jeune fille rougissait dès que Savin lui frôlait la joue et il en rajoutait un peu sous l’œil amusé des amies de Mme Balladin.

Devant le lourd portail en fer de la demeure normande, Honoré Balladin, qui avait cessé ses activités de collecteur de dettes depuis maintenant deux ans, clouait une plaque en argent:

« Savin Balladin – chapelier pour ces dames. Venez faire vos essayages dans notre salon privé ! »

Il avait placé à sa boutonnière la plume bleu azur trouvée par Savin. Lorsqu’il bougeait, le soleil s’y reflétait lui donnant un éclat presque surnaturel.

Epoussetant son vêtement, Maître Balladin, satisfait par la plaque, reprit le chemin de la maison alors que d’autres jeunes dames rentraient en pressant le pas dans le premier atelier de Savin Balladin.

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Pourquoi pas une vraie histoire plus tard? A voir… 🙂