Barvarg venait d’avoir dix ans et comme tous les autres Nains de son âge, il devait passer le Rite qui lui donnerait sa place dans la communauté. Contrairement à ses camarades, le jeune Nain n’avait pas du tout hâte de commencer.
Barvarg était sourd-muet. Élevé par sa grand-mère Odla, la cheffe du village, il avait perdu ses parents, morts au cours de la Grande Cavalcade où aux côtés des Elfes, les Nains avaient chassé les Gobelins du Royaume de Briselune. Pourtant bien accepté par la communauté, Barvarg ne supportait pas son handicap qui l’empêchait de discuter avec ses amis. Il se mettait souvent de côté et jouait seul, préférant la compagnie des animaux. Mais ce que le jeune Nain semblait avoir oublié c’est qu’il avait un donc bien particulier. Lui qui n’entendait rien et ne parlait point, il possédait l’oreille musicale. Il pouvait jouer de n’importe quel instrument, en particulier de la flûte qu’il maîtrisait à la perfection. Elenia, fille du roi des Elfes, lui avait confectionné. Ils étaient inséparables. Ensemble, ils avaient créé un langage particulier avec des notes de musique qui leur permettait de communiquer sans se parler. Lors des grandes veillées d’hiver, Barvarg était toujours partant pour accompagner les contes d’Odla. Souvent, les Elfes venaient l’écouter, car même eux étaient incapables de jouer ainsi…
Odla l’avait emmené à la demeure de Yaga la Sorcière au cœur de la Ténébreuse, la grande forêt du royaume. Personne ne savait qui elle était et personne n’en parlait jamais. Les adultes étaient tenus de garder le secret. Pendant le Rite, il devait trouver un moyen d’entrer avant le coucher du soleil sous peine d’être dévoré. Évidemment, ça n’était jamais arrivé, mais Barvarg se demandait comment il allait converser avec Yaga…
Alors qu’il découvrait la chaumière de la Sorcière, Barvarg se sentit dépité et pris de doute. Il serra le poignet de sa grand-mère en proie à une grande peur. Odla l’avait apaisé avec son sourire doux et énigmatique, puis ils étaient repartis vers le village.
*
Il se tenait à une bonne distance de la maison. Le vent soufflait. Les branches avaient des yeux: des centaines de Pixies l’observaient attentivement. Il s’assit juste en face, sur une souche et observa la chaumière.
Il avait l’impression qu’elle penchait un peu. L’escalier pour y monter n’était pas droit et du toit pendaient des toiles d’araignée. Sur les côtés, deux amas de cailloux bien alignés semblaient vibrer. Barvarg déglutit. Il fixait la porte sans bouger.
Ce soir, sa grand-mère fêterait ses deux cent trente-huit ans et pour rien au monde il ne voulait rater son anniversaire. Il lui avait écrit une ballade. L’écriture lui avait pris des jours entiers. Il avait même annulé toutes ses journées avec Elenia pour terminer sa composition. Il avait intérêt à revenir en vie!
Barvarg se leva et se dirigea vers la porte d’entrée. Au moment où il posa son pied sur la première marche, les deux amas de cailloux vibrèrent encore plus fort et il fut projeté contre la souche qu’il venait de quitter. Le jeune Nain essaya et essaya encore, mais il ne put jamais franchir la première marche.
Il déposa des fleurs sur l’escalier, sans succès.
Il pensa que les Pixies pouvaient l’aider, jamais de la vie!
Il alluma des feux de joie, lança des cailloux sur la porte, essaya de passer par le toit… Barvarg n’était toujours pas rentré dans la demeure de Yaga.
Alors que le soleil déclinait, le jeune Nain se rassit. Son dos était écorché, ses mains brûlées; il avait un œil gonflé et ses habits étaient déchirés. Il était le dernier à passer le Rite et ses camarades étaient rentrés tout contents et proprets. Il était donc sourd-muet et complètement stupide qui plus est! En colère contre lui-même, il se mit à crier, mais uniquement un râle sortit de sa bouche. Comme le vent s’était mis à hurler de plus belle, il sursauta violemment et la flûte qu’il avait toujours dans sa poche tomba au sol. Intriguées, les Pixies se rapprochèrent de l’objet. Bientôt, une myriade de créatures entourait Barvarg qui tenta de les chasser. Le soleil, quant à lui, étranger à l’enjeu qui se jouait ici, disparaissait à l’horizon…
*
Barvarg secoua la flûte sur laquelle une Pixie rebelle s’accrochait encore. La créature lui tira la langue et partit rejoindre ses congénères sur une branche.
Le jeune Nain avait épuisé toutes ses idées: il ne savait pas comment entrer dans la demeure de Yaga sans lui adresser la parole. Plutôt que de finir dévoré, il préféra repartir vers le village. Il ne savait pas quel châtiment l’attendait, car jamais aucun Nain n’avait refusé de se soumettre au Rite.
Empruntant le chemin du retour Barvarg porta la flûte à sa bouche. Il ferma les yeux et entama la ballade composée pour Odla: de toute façon, il n’aurait certainement plus l’occasion de lui faire écouter, car il finirait à n’en pas douter dans une geôle des Elfes. Il n’eut aucun mal à s’en souvenir, car sans le savoir, le jeune Nain avait créé une nouvelle note de musique. Une note si juste, si pure que personne d’autre que lui ne pouvait l’entendre! Elle donnait cependant à sa ballade un aspect des plus enchanteurs.
Les deux amas de cailloux vibrèrent à nouveau. Barvarg n’avait rien vu et poursuivait son morceau. Mais lorsque le sol se mit à trembler, il se retourna soudainement vers la demeure de Yaga. Devant les yeux ébahis du jeune Nain, les cailloux quittèrent leur talus et s’assemblèrent pour former une clef. Barvarg reprit sa ballade et la clef s’enfonça brutalement dans la porte qui s’ouvrit en grand au moment même où le soleil disparaissait totalement.
Au seuil de la maisonnée, une toute petite dame se tenait voûtée, un énorme bâton à la main qui la dépassait bien d’un mètre. Barvarg s’était arrêté de jouer. Il n’était pas rentré dans la maison de Yaga, non, il l’avait fait sortir! Sur leurs branches, les Pixies sautèrent d’excitation, illuminant la Ténébreuse. La Sorcière lui fit un signe et il s’approcha d’elle. Ses yeux vitreux cerclés de noir ne laissèrent aucun doute à Barvarg: Yaga était aveugle. Pourtant, elle souriait et elle montra ses oreilles au jeune Nain avant de lui désigner sa flûte.
Barvarg restait complètement paralysé. Yaga lui prit la main et l’entraîna dans sa chaumière. À l’intérieur, tout était parfaitement organisé. Une odeur de viande bouillie et d’herbes fraîchement coupées embaumait la pièce. Le jeune Nain aurait voulu parler, lui demander comment elle faisait pour que sa maison soit ainsi rangée, mais il avait l’impression de ressembler à un poisson hors de l’eau quand ses lèvres remuèrent! La Sorcière éclata d’un rire cristallin. Elle fit assoir Barvarg et l’incita à jouer de la flûte. Le jeune Nain s’exécuta et alors que les premières notes retentissaient, une vague lumineuse s’échappa de la flûte. Elle vint frapper les mains de Yaga et l’entoura d’une douce aura dorée, puis la vague continua son chemin vers la louche dont elle se saisit pour remuer sa soupe! Puis la vague frappa à nouveau ses mains et le bol qui reposait sur le bord de la cheminée. L’aura lumineuse enveloppa encore une fois Yaga qui put servir son invité. Barvarg s’arrêta de jouer, regardant sa flûte avec des yeux ronds. Une flûte magique! Et de nouveau Yaga rit. L’instrument n’avait rien de bien particulier, mais la musique du jeune Nain si. Les vagues lumineuses étaient invisibles aux yeux de tous, mais elles servaient la communauté chaque fois que Barvarg jouait. Ainsi Yaga était aveugle, mais pas empotée et Barvarg sourd-muet, mais pas peu doué!
Reprenant son sérieux, la Sorcière apposa son bâton sur la tête du jeune Nain. Barvarg était tendu: le pouvoir qu’il avait avec sa flûte était certes plaisant, mais il n’avait pas vraiment envie de devenir musicien. Yaga gloussa…
*
Barvarg serait Guide; la plus haute distinction chez les Nains.
Oui, il serait guide et Odla ne pouvait rêver mieux comme cadeau d’anniversaire, car un jour Barvarg prendrait sa place comme chef de la communauté.