La ballade de Barvarg

@Coliandre2020 « A dwarf’s journey »

Barvarg venait d’avoir dix ans et comme tous les autres Nains de son âge, il devait passer le Rite qui lui donnerait sa place dans la communauté. Contrairement à ses camarades, le jeune Nain n’avait pas du tout hâte de commencer.

Barvarg était sourd-muet. Élevé par sa grand-mère Odla, la cheffe du village, il avait perdu ses parents, morts au cours de la Grande Cavalcade où aux côtés des Elfes, les Nains avaient chassé les Gobelins du Royaume de Briselune. Pourtant bien accepté par la communauté, Barvarg ne supportait pas son handicap qui l’empêchait de discuter avec ses amis. Il se mettait souvent de côté et jouait seul, préférant la compagnie des animaux. Mais ce que le jeune Nain semblait avoir oublié c’est qu’il avait un donc bien particulier. Lui qui n’entendait rien et ne parlait point, il possédait l’oreille musicale. Il pouvait jouer de n’importe quel instrument, en particulier de la flûte qu’il maîtrisait à la perfection. Elenia, fille du roi des Elfes, lui avait confectionné. Ils étaient inséparables. Ensemble, ils avaient créé un langage particulier avec des notes de musique qui leur permettait de communiquer sans se parler. Lors des grandes veillées d’hiver, Barvarg était toujours partant pour accompagner les contes d’Odla. Souvent, les Elfes venaient l’écouter, car même eux étaient incapables de jouer ainsi…

Odla l’avait emmené à la demeure de Yaga la Sorcière au cœur de la Ténébreuse, la grande forêt du royaume. Personne ne savait qui elle était et personne n’en parlait jamais. Les adultes étaient tenus de garder le secret. Pendant le Rite, il devait trouver un moyen d’entrer avant le coucher du soleil sous peine d’être dévoré. Évidemment, ça n’était jamais arrivé, mais Barvarg se demandait comment il allait converser avec Yaga…

Alors qu’il découvrait la chaumière de la Sorcière, Barvarg se sentit dépité et pris de doute. Il serra le poignet de sa grand-mère en proie à une grande peur. Odla l’avait apaisé avec son sourire doux et énigmatique, puis ils étaient repartis vers le village.

*

Il se tenait à une bonne distance de la maison. Le vent soufflait. Les branches avaient des yeux: des centaines de Pixies l’observaient attentivement. Il s’assit juste en face, sur une souche et observa la chaumière.

Il avait l’impression qu’elle penchait un peu. L’escalier pour y monter n’était pas droit et du toit pendaient des toiles d’araignée. Sur les côtés, deux amas de cailloux bien alignés semblaient vibrer. Barvarg déglutit. Il fixait la porte sans bouger.

Ce soir, sa grand-mère fêterait ses deux cent trente-huit ans et pour rien au monde il ne voulait rater son anniversaire. Il lui avait écrit une ballade. L’écriture lui avait pris des jours entiers. Il avait même annulé toutes ses journées avec Elenia pour terminer sa composition.  Il avait intérêt à revenir en vie!

 Barvarg se leva et se dirigea vers la porte d’entrée. Au moment où il posa son pied sur la première marche, les deux amas de cailloux vibrèrent encore plus fort et il fut projeté contre la souche qu’il venait de quitter. Le jeune Nain essaya et essaya encore, mais il ne put jamais franchir la première marche.

Il déposa des fleurs sur l’escalier, sans succès.

Il pensa que les Pixies pouvaient l’aider, jamais de la vie!

Il alluma des feux de joie, lança des cailloux sur la porte, essaya de passer par le toit… Barvarg n’était toujours pas rentré dans la demeure de Yaga.

Alors que le soleil déclinait, le jeune Nain se rassit. Son dos était écorché, ses mains brûlées; il avait un œil gonflé et ses habits étaient déchirés. Il était le dernier à passer le Rite et ses camarades étaient rentrés tout contents et proprets. Il était donc sourd-muet et complètement stupide qui plus est! En colère contre lui-même, il se mit à crier, mais uniquement un râle sortit de sa bouche. Comme le vent s’était mis à hurler de plus belle, il sursauta violemment et la flûte qu’il avait toujours dans sa poche tomba au sol. Intriguées, les Pixies se rapprochèrent de l’objet. Bientôt, une myriade de créatures entourait Barvarg qui tenta de les chasser. Le soleil, quant à lui, étranger à l’enjeu qui se jouait ici, disparaissait à l’horizon…

*

Barvarg secoua la flûte sur laquelle une Pixie rebelle s’accrochait encore. La créature lui tira la langue et partit rejoindre ses congénères sur une branche.

Le jeune Nain avait épuisé toutes ses idées: il ne savait pas comment entrer dans la demeure de Yaga sans lui adresser la parole. Plutôt que de finir dévoré, il préféra repartir vers le village. Il ne savait pas quel châtiment l’attendait, car jamais aucun Nain n’avait refusé de se soumettre au Rite.

Empruntant le chemin du retour Barvarg porta la flûte à sa bouche. Il ferma les yeux et entama la ballade composée pour Odla: de toute façon, il n’aurait certainement plus l’occasion de lui faire écouter, car il finirait à n’en pas douter dans une geôle des Elfes. Il n’eut aucun mal à s’en souvenir, car sans le savoir, le jeune Nain avait créé une nouvelle note de musique. Une note si juste, si pure que personne d’autre que lui ne pouvait l’entendre! Elle donnait cependant à sa ballade un aspect des plus enchanteurs.

Les deux amas de cailloux vibrèrent à nouveau. Barvarg n’avait rien vu et poursuivait son morceau. Mais lorsque le sol se mit à trembler, il se retourna soudainement vers la demeure de Yaga. Devant les yeux ébahis du jeune Nain, les cailloux quittèrent leur talus et s’assemblèrent pour former une clef. Barvarg reprit sa ballade et la clef s’enfonça brutalement dans la porte qui s’ouvrit en grand au moment même où le soleil disparaissait totalement.

Au seuil de la maisonnée, une toute petite dame se tenait voûtée, un énorme bâton à la main qui la dépassait bien d’un mètre. Barvarg s’était arrêté de jouer. Il n’était pas rentré dans la maison de Yaga, non, il l’avait fait sortir! Sur leurs branches, les Pixies sautèrent d’excitation, illuminant la Ténébreuse. La Sorcière lui fit un signe et il s’approcha d’elle. Ses yeux vitreux cerclés de noir ne laissèrent aucun doute à Barvarg: Yaga était aveugle. Pourtant, elle souriait et elle montra ses oreilles au jeune Nain avant de lui désigner sa flûte.

Barvarg restait complètement paralysé. Yaga lui prit la main et l’entraîna dans sa chaumière. À l’intérieur, tout était parfaitement organisé. Une odeur de viande bouillie et d’herbes fraîchement coupées embaumait la pièce. Le jeune Nain aurait voulu parler, lui demander comment elle faisait pour que sa maison soit ainsi rangée, mais il avait l’impression de ressembler à un poisson hors de l’eau quand ses lèvres remuèrent! La Sorcière éclata d’un rire cristallin. Elle fit assoir Barvarg et l’incita à jouer de la flûte. Le jeune Nain s’exécuta et alors que les premières notes retentissaient, une vague lumineuse s’échappa de la flûte. Elle vint frapper les mains de Yaga et l’entoura d’une douce aura dorée, puis la vague continua son chemin vers la louche dont elle se saisit pour remuer sa soupe! Puis la vague frappa à nouveau ses mains et le bol qui reposait sur le bord de la cheminée. L’aura lumineuse enveloppa encore une fois Yaga qui put servir son invité. Barvarg s’arrêta de jouer, regardant sa flûte avec des yeux ronds. Une flûte magique! Et de nouveau Yaga rit. L’instrument n’avait rien de bien particulier, mais la musique du jeune Nain si. Les vagues lumineuses étaient invisibles aux yeux de tous, mais elles servaient la communauté chaque fois que Barvarg jouait. Ainsi Yaga était aveugle, mais pas empotée et Barvarg sourd-muet, mais pas peu doué!

Reprenant son sérieux, la Sorcière apposa son bâton sur la tête du jeune Nain. Barvarg était tendu: le pouvoir qu’il avait avec sa flûte était certes plaisant, mais il n’avait pas vraiment envie de devenir musicien. Yaga gloussa…

*

Barvarg serait Guide; la plus haute distinction chez les Nains.

Oui, il serait guide et Odla ne pouvait rêver mieux comme cadeau d’anniversaire, car un jour Barvarg prendrait sa place comme chef de la communauté.

La plume

Savin jetait négligemment de petits cailloux dans la Seine. Il attendait son maître devant la taverne du Poing Cassé.

Savin, huit ans, travaillait pour Maître Balladin, collecteur de dettes. Il n’aimait pas beaucoup cet homme hautain et sévère même s’il lui avait appris à lire, écrire et compter après l’avoir récupéré dans un orphelinat crasseux du Faubourg Saint-Marcel. Le maître était taciturne et peu enclin à la tendresse, mais il ne levait jamais la main sur l’enfant, lui donnait régulièrement une belle somme d’argent et n’aurait pas hésité à tuer quiconque toucherait un cheveu de son précieux assistant. Mais Savin ne voyait pas tout cela dans l’homme qui lui parlait sèchement…

Savin était les yeux et les oreilles de Mr Balladin et pouvait pister pendant des jours un mauvais payeur. L’enfant détestait son travail. Son espionnage le conduisait souvent dans les quartiers les plus pauvres de Paris où il fallait sans cesse éviter les détritus et flaques d’excréments. On lui jetait des pierres et personne n’hésitait à lui faire les poches.

Dès qu’il le pouvait, Savin passait devant la boutique de Mr Vaillant, tailleur sur le boulevard Saint-Germain. Il mettait alors ses plus beaux habits (ceux que Mme Balladin avait commandé pour les soirées de réception) pour passer inaperçu et flâner sans attirer l’attention de la maréchaussée. Le jeune garçon rêvait de travailler pour le vieil homme qui taillait les vêtements du Roi ! L’artisan lui donnait toujours un biscuit moelleux et le laissait rentrer dans l’arrière-boutique pour regarder et toucher les tissus. Savin exprimait alors toute sa gratitude à Mr Vaillant, mais uniquement par signes et un sourire rayonnant, car le petit garçon était muet.

Lorsqu’Honoré Balladin sortit de la taverne, la nuit tombait et il s’était mis à pleuvoir. Il prit Savin sur ses épaules, évitant ainsi que l’enfant n’ait les pieds trempés. C’était le premier jour du Printemps et le temps était toujours aussi morose. Mais pour la première fois en six ans, Savin fut agréablement surpris par le geste de son Maître. Il se prit à passer ses bras secs autour de son cou, rassuré par la présence du collecteur malgré le grondement du tonnerre.

Maître Balladin vivait dans une belle demeure dans le quartier de Versailles. Savin y avait une chambre simplement décorée avec beaucoup de livres, mais presque aucun jouet excepté deux petits soldats en étain vieilli et un cheval à bascule. Sous son lit, Savin cachait des chutes de tissus offerts par Mr Vaillant qu’il sortait de temps en temps et examinait avec attention. Léontine, la fille d’Honoré Balladin lui avait un jour donné l’une de ses poupées. Depuis, en secret, il essayait de trouver des tenues pour l’habiller avec élégance.

Savin mangeait toujours tout seul, jamais avec la famille de son Maître ; un repas copieux, frais et toujours préparé avec soin. Léontine, neuf ans, aimait beaucoup le petit garçon et lui rapportait en cachette, chaque soir, une part de dessert.

En cachette, le croyait-elle, car son père connaissait le petit secret de sa fille. Lui aussi aimait beaucoup Savin qu’il trouvait assidu au travail, vif et débrouillard, mais il avait malheureusement besoin de lui pour son sale travail. La famille avait des problèmes d’argent. Proche du Roi, les difficultés commencèrent quand la gronde populaire avait démarré. Honoré montrait à Savin un autre visage, un visage froid et fermé pour éviter que l’enfant ne s’attache trop à lui. Un jour, quand toute la tension serait partie, quand la famille aurait retrouvé sa fortune, Balladin laisserait à l’enfant le choix de choisir un métier convenable. Peut-être même partirait-il. Honoré en était d’avance chagriné, mais il comprendrait.

Cependant, rien ne se passa comme il l’avait prévu…

*

Le 14 juillet 1789, Savin fut violemment réveillé par son maître. Forcé de faire ses bagages, le petit garçon suivit la famille jusqu’à une calèche qui les attendait déjà dans la cour. Le petit garçon entendait la foule hurlée dans les rues et des bruits de canons lui parvenaient au loin. Effrayé, l’enfant ne remarqua même pas la main délicate de Léontine glissée dans la sienne.

Quand ils se retrouvèrent dans les rues de Versailles, des fruits et légumes pourris furent lancés sur la calèche. La traversée des rues se fit au ralenti et Savin retint son souffle pendant plus de deux heures pendant leur voyage vers la Normandie, dans la demeure de campagne de la famille.

Savin se retrouva dans un nouvel environnement sans aucune activité. Maître Balladin recevait des amis dans son salon privé tous les jours et laissait la porte fermée à clef. Seul, sans rien à faire, l’enfant s’ennuyait. Seule Léontine arrivait à le divertir en l’entraînant avec elle dans des aventures merveilleuses au cœur de l’énorme parc entourant la belle maison. Mais Savin n’avait pas vraiment le cœur à jouer. Il pensait à Mr Vaillant. Le tailleur avait-il dû fuir lui aussi ? Avait-il été attaqué par une foule en colère ?

Petit à petit, le petit garçon dépérissait et Honoré Balladin ne lui parlait que très peu, occupé par ses affaires et préoccupé par la situation à Paris.

Un jour, alors que Savin trainait des pieds dans la maison sans savoir quoi faire, il décida d’aller explorer l’immense grenier de la demeure. Prenant garde à ce que Léontine ne le suive pas, il se faufila sur l’escalier en pente menant aux étages. Une bougie à la main, il inspecta la pièce. Tout au fond, l’enfant repéra une malle de marin. Posant délicatement sa bougie au sol, Savin se dirigea vers l’objet qu’il ouvrit avec précaution.

La malle était vide.

À l’exception d’une magnifique plume bleue. Une longue plume bleu azur légère et douce sur la joue de Savin. Elle sentait la mer et les épices. Soudain, un rayon de soleil vint frapper la plume lui donnant des reflets dorés. Le petit garçon l’observa sous tous les angles, un grand sourire se dessinant sur son visage.

*

Dans le boudoir de Mme Balladin, jeunes filles et femmes mariées essayaient en papotant gaiement des chapeaux de toutes les couleurs, garnis de grandioses plumes de toutes les tailles. Assise sur le tabouret du piano à queue, Léontine, quatorze ans, se laissait coiffer par Savin. Le jeune garçon plaçait avec délicatesse de toutes petites plumes multicolores dans les cheveux de sa compagne de jeu. La jeune fille rougissait dès que Savin lui frôlait la joue et il en rajoutait un peu sous l’œil amusé des amies de Mme Balladin.

Devant le lourd portail en fer de la demeure normande, Honoré Balladin, qui avait cessé ses activités de collecteur de dettes depuis maintenant deux ans, clouait une plaque en argent:

« Savin Balladin – chapelier pour ces dames. Venez faire vos essayages dans notre salon privé ! »

Il avait placé à sa boutonnière la plume bleu azur trouvée par Savin. Lorsqu’il bougeait, le soleil s’y reflétait lui donnant un éclat presque surnaturel.

Epoussetant son vêtement, Maître Balladin, satisfait par la plaque, reprit le chemin de la maison alors que d’autres jeunes dames rentraient en pressant le pas dans le premier atelier de Savin Balladin.

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Pourquoi pas une vraie histoire plus tard? A voir… 🙂